lundi 14 mars 2016

Résistance !

Le Seuil, parution le 3 mars 2016. Rejetant le populisme autant qu’elle dénonce la dictature du marché, cette nouvelle résistance civique se cherche. Mais sa montée en puissance semble irrésistible...



 
 
            Présentation de l'éditeur
L’auteur des 600 milliards qui manquent à la France ne désarme pas. En témoignent les documents inédits par lesquels il démontre l’effondrement de la République. Et puisque sous couvert du "secret défense", du "secret des affaires" et maintenant  de l’ "état d'urgence" prospèrent les violences systémiques et la corruption qui attisent la guerre civile, c’est à la résistance qu’il appelle.
Rejetant le populisme autant qu’elle dénonce la dictature du marché, cette nouvelle résistance civique se cherche. Mais sa montée en puissance semble irrésistible. Sur le terrain des « grands projets inutiles imposés » qui suscitent autant de ZAD (« zones à défendre »), mais aussi dans les champs ou les ateliers bio et alternatifs, dans les communautés écologistes et libertaires, les résistants au pire des mondes proclament : « la République, c’est maintenant ! »
Mais de quelle République et de quelle résistance peut-il aujourd’hui s’agir, les mots eux-mêmes semblant plus épuisés que jamais à force d’avoir été trahis? C’est aussi l’ambition de ce livre d’apporter à ces questions un commencement de réponse raisonnée, de nourrir intellectuellement le  mouvement spontané des citoyens indignés, afin de faire rimer à nouveau résistance avec espérance.

Introduction (extrait)

Aujourd’hui, contre quoi faut-il résister ? Il faut résister contre deux barbaries. Une barbarie que nous connaissons tous, qui se manifeste par le Daech, par les attentats, par les fanatismes les plus divers. Et l’autre barbarie, qui est froide, glacée, qui est la barbarie du calcul, du fric et de l’intérêt. Dans le fond, face à ces deux barbaries, tout le monde devrait, aujourd’hui, résister.
Edgar Morin[1].

Assez d’aveuglement[2], de langue de bois et de complaisance politique ! « Secret défense », « secret des affaires » et maintenant « état d’urgence » permanent couvrent, de fait, les asservissements, les violences et la corruption systémiques qui attisent la guerre civile globale[3] et font le lit de la dictature[4]. Ces verrous posés, les uns après les autres, sur l’État de droit ne font que précipiter l’effondrement de la République. Aujourd’hui, il n’est plus possible d’écrire, en tant que journaliste, sans répondre à l’exigence du « courage de la vérité »[5], quand bien même la vérité est pénible ou dangereuse à dire.
J’ai terminé d’écrire ce livre dans les semaines qui ont suivi les carnages terroristes du vendredi 13 novembre 2015, alors que la France basculait dans un état de guerre décrété par le président de la République et les « faucons » du gouvernement. Le Parlement, presque unanime, votait les pleins pouvoirs à l’État français, à sa police surtout. Une loi martiale qui n’a pas dit son nom s’est substituée alors en quelques heures, hors contrôle démocratique réel, à toutes les procédures judiciaires proportionnées de lutte contre le terrorisme. Dans un climat de peur, de deuil et de désolation, mais aussi d’hystérie sécuritaire, de violences xénophobes et policières, d’arbitraire administratif, de répression élargie à beaucoup d’insoumissions – notamment écologistes –, de haute corruption, de mensonge d’État[6] et, pour tout dire, de dictature de prétendu salut public, une résistance s’est tout de même rapidement, clairement et vigoureusement exprimée. Une petite partie de la presse a assuré sa mission d’information, à rebours de la propagande étatique, et a ouvert ses colonnes aux analyses et protestations les plus rationnelles. Dans l’espace public, associations et syndicats, collectifs civiques et conviviaux ont refusé de se soumettre à l’interdiction de manifester.
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Les mois de novembre et décembre 2015 ont donc marqué un nouveau basculement historique de la France. D’un côté, le masque du « système » tombait, laissant apparaître en plein jour son visage affairiste, corrompu, violent, menteur, antidémocratique et antisocial, comme épisodiquement depuis la Révolution de 1789[7] ; de l’autre, une désobéissance civile et une dissidence intellectuelle s’exprimaient spontanément, bravant surveillance, écoutes, menaces de censure, interdiction de manifester, omniprésence et hystérie policières.
Désormais, nul n’était plus besoin d’être extralucide pour constater que la dissolution de la République avait atteint son comble, pour relever à quel point l’horizon de la démocratie s’était éloigné et pour comprendre combien la tyrannie des affairistes, libérée de toute régulation[8], nous promettait une fin apocalyptique de l’Histoire, sous la forme d’une guerre civile globale se propageant entre catastrophe climatique[9] et « choc des civilisations »[10].
Depuis mai 2012, le pouvoir politique a continué de consolider la puissance déjà opaque du renseignement et de la répression des dissidences, légalisant certaines atteintes aux libertés fondamentales, plaçant certaines polices hors de tout contrôle judiciaire et parlementaire véritables, sous le prétexte de la nécessaire lutte contre le terrorisme. Dans le même temps, l’État s’est étrangement abstenu de réprimer sérieusement l’évasion fiscale et la corruption, opposant même aux lanceurs d’alerte et à la presse un projet de « secret des affaires » dévastateur du droit à l’information, sans lequel République et démocratie sont une pure mascarade. Et pourtant, corruption et terrorisme ont partie liée.
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Dès le lendemain des attentats monstrueux du vendredi 13 novembre 2015, le mot « Résistance » a surgit à la une des journaux et des magazines, dans les conversations intimes autant que dans les discours publics[11]. Mais « résistance » à quoi ? La question mérite d’être posée, car le mot est plus que chargé d’histoire et il faut donc justifier sérieusement son usage.
Apparu vers 1270, « Résistance » désigne, dès la fin du xive siècle, « l’action, pour quelqu’un, de résister à une contrainte physique, spécialement dans le contexte de la guerre ». Ce n’est que depuis le xvie siècle, dans le contexte de l’instauration de l’absolutisme et des guerres de religion, que le terme « s’emploie avec une valeur politique, s’appliquant au fait de tenir tête à une autorité établie, à une limitation de sa liberté ». Ce sens politique a donné, sous la Révolution, l’expression du droit de résistance à l’oppression (1791) incluse dans la Déclaration des droits de l’homme. Ensuite, pendant la Seconde Guerre mondiale, « le mot s’applique à l’action menée par ceux qui s’opposèrent à l’occupation de leur pays, notamment la France, la Belgique, par les troupes allemandes (vers 1942, le plus souvent avec une majuscule)… »[12].
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Le vendredi 6 juin 2014, dans son discours de commémoration du Jour J, le président de la République, François Hollande, affirmait : « Aujourd’hui les fléaux s’appellent le terrorisme, les crimes contre l’humanité, mais aussi le dérèglement climatique, le chômage de masse. Ce n’est pas comparable, mais c’est aussi ce qui peut provoquer des conflits. À nous, représentants des peuples unis ici, de tenir la promesse écrite avec le sang des combattants. À nous d’être fidèles à leurs sacrifices en construisant un monde plus juste et plus humain. » Près de deux ans plus tard, où en sont les « représentants des peuples » quant à leur combat contre les « fléaux » du terrorisme, du dérèglement climatique, du chômage de masse ? La « promesse » renouvelée du 6 juin 2014 a-t-elle été tenue ? Ne sommes-nous pas plutôt entrés, sans en prendre suffisamment conscience, dans « l’ère des ténèbres »[13] ?
Les premiers chapitres de ce livre seront consacrés à l’examen approfondi des « fléaux » désignés par le président de la République, au premier rang desquels l’effondrement du renseignement joue un rôle si crucial, s’agissant du terrorisme. On regardera d’un autre œil peut-être l’abîme dans lequel la France menace d’être précipitée. Toute la suite de l’analyse procède de ce constat initial et justifie l’entrée en Résistance, à laquelle s’attacheront les chapitres suivants.
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Rejetant l’expression politique perverse du populisme autant qu’elle dénonce la dictature du marché, une nouvelle résistance civique se cherche, dont la montée en puissance intellectuelle, éthique et combative semble irrésistible. Sur le terrain des « grands projets inutiles imposés » qui suscitent autant de ZAD[14], ou sur celui de la confiscation non violente de chaises de grandes banques délinquantes, comme dans les champs ou les ateliers bio et alternatifs, dans les communautés écologistes et libertaires, les résistants au pire des mondes proclament l’état d’urgence écologique, social, démocratique et républicain[15].
Mais de quelle République peut-il s’agir aujourd’hui, le mot lui-même semblant plus épuisé que jamais à force d’avoir été galvaudé, trahi, dévoyé par les propagandes les plus réactionnaires ? Quelle refondation démocratique peut-elle encore la ressusciter ? Et quelle résistance, autre que non violente, est aujourd’hui envisageable, quand les systèmes de surveillance généralisée et les armes téléguidées sont d’une telle efficacité ?
C’est l’ambition de ce livre d’apporter à ces questions pressantes un commencement de réponse raisonnée, de nourrir intellectuellement l’action spontanée des citoyens indignés ou révoltés, afin de faire rimer à nouveau résistance avec espérance.

Paris, 11 janvier 2016


[1]. Antoine Peillon, « Edgar Morin prend la tête d’un collectif d’intellectuels contre l’évasion fiscale », La Croix (la-croix.com), 8 avril 2015.
[2]. Marc Ferro, L’Aveuglement. Une autre histoire de notre monde, Tallandier, 2015.
[3]. Allusion au recueil d’essais de Carl Schmitt, La Guerre civile mondiale. Essais 1953-1973, Éditions Ère, 2007. Lire aussi Enzo Traverso, 1914-1945. La guerre civile européenne, Hachette, coll. « Pluriel », 2009. Hannah Arendt évoque aussi, en 1963, en même temps que Schmitt, « une forme de guerre civile embrasant la terre entière », dans De la révolution, Gallimard, 1964, coll. « Folio essais », 2012, p. 21. Deux séminaires tenus par Giorgio Agamben, en octobre 2001, à l’université de Princeton, ont abouti à la publication de la réflexion philosophique la plus aiguë sur le thème : La Guerre civile. Pour une théorie politique de la « stasis », Seuil, coll. « Points Essais » (inédit), 2015 (trad. française de « Stasis ». La guerra civile come paradigma politico, Turin, Bollati Boringhieri, 2015).
[4]. Carl Schmitt, Die Diktatur, Berlin, Dunker & Humblot GmbH, 1921-1989 (trad. française La Dictature, Seuil, 2000). Et surtout Georgio Agamben, État d’exception. Homo sacer, II, 1, Seuil, 2003.
[5]. Antoine Peillon, Corruption, Seuil, 2014, p. 57-64.
[6]. Hannah Arendt, « La désobéissance civile », dans Du mensonge à la violence (éd. américaines : 1969-1972), Calmann-Lévy, 1972, coll. « Pocket », 2002, et dans L’Humaine condition, Gallimard, coll. « Quarto », 2012, p. 837-1010.
[7]. Edgar Quinet, Philosophie de l’histoire de France (1857), Payot et Rivages, 2009. Lire aussi Emmanuel Todd, Après la démocratie, Gallimard, 2008 ; Susan George, « Cette fois-ci, en finir avec la démocratie. » Le rapport Lugano II, Seuil, 2012 ; Lionel Jospin, Le Mal napoléonien, Seuil, 2014 ; Antoine Peillon, Corruption, Seuil, 2014, p. 133-141 : « La République en danger » et « Une démocratie à la dérive ».
[8] Ce phénomène fut déjà le sujet de mon précédent livre, Corruption (Seuil, 2014), et plus précisément de ses chapitres II, « Dans les écuries d’Augias », et V, « La République en danger ».
[9]. François Gemmene, Géopolitique du climat. Négociations, stratégies, impacts, Armand Colin, nouvelle édition, 2015. Lire aussi : Jared Diamond, Collapse…, New York, Viking Penguin, 2005 (trad. française Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, 2006, coll. « Folio », 2009), Erik M. Conway et Naomi Oreskes, L’Effondrement de la civilisation occidentale, Les Liens qui libèrent, 2014, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Seuil, coll. « Anthropocène », 2015, et Collectif, Crime climatique STOP !, Seuil, coll. « Anthropocène », 2015.
[10]. Samuel P. Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, New York, Simon & Schuster, 1996 (trad. française Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 1997).
[11]. Quelques exemples politiques et médiatiques : « La France vient de subir la pire tragédie terroriste de son histoire. La guerre est parmi nous. L’heure est à la résistance et au combat contre le fanatisme djihadiste » (François Fillon/Les Républicains) ; « Je forme le vœu que nul ne s’abandonne à la vindicte et conserve sa capacité de discernement. […] Et que nous soyons tous capables de résister à la haine et à la peur que les assassins veulent incruster en nous » (Jean-Luc Mélenchon/Front de gauche) ; « Voilà qu’une fois de plus nous sommes sommés de donner le meilleur de nous-mêmes pour ne pas répondre à l’appel du pire. L’esprit de résistance doit désormais guider chacun de nos actes » (Cécile Duflot/EELV) ; « Même si le prix à payer pour contrer cet ennemi doit s’ériger en riposte musclée, la France a le devoir d’entrer en résistance » (Philippe Palat/Midi libre) ; « Il faut Résister. En lettres majuscules. Comme Camus pour son premier texte publié dans Combat, clandestin en mars 1944, “À guerre totale, résistance totale”. Il nous faudra résister à la peur parce que ce serait leur faire trop d’honneur, parce qu’elle est obscure et que c’est dans ces ténèbres-là que l’on veut nous entraîner. Résister à cette idée que ce qui se passe ailleurs, même à Paris, c’est si loin de chez nous. Résister à la tentation de prendre le maquis des idées arrêtées, excluantes, brutales. Résister au consensus mais aussi à la rigidité des postures. Résister aux sirènes, aux calculs, à la cacophonie de certains leaders politiques et aux tweets indécents d’une frange brune dont on parlait hier et qui se prolongent sans vergogne depuis. Résister. » (Jean-Michel Marcoul/La Provence).
[12]. Sous la direction d’Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, t. 3, nouv. éd. augmentée, 2012, p. 3054.
[13]. Michel Terestchenko, L’Ère des ténèbres, Le Bord de l’eau, coll. « La Bibliothèque du Mauss », 2015.
[14]. Une liste des sigles est proposée en fin de volume.
[15]. Ces toutes dernières années, la référence à la « République » s’est substituée à l’invocation de la « nation », selon l’historien Gérard Noiriel, et de façon flagrante lors des mobilisations spontanées de janvier 2015, en réaction aux attentats contre Charlie et l’Hypercacher de la porte de Vincennes, à Paris. Gérard Noiriel, Qu’est-ce qu’une nation ?, Bayard, 2015, p. 83 : « “Je suis Charlie” a été avancé comme un slogan visant à exalter non pas l’unité nationale, mais les “valeurs républicaines”. Le “nous, Français” a été remplacé par le “nous, républicains”. »


Table
Introduction
I.         Vendredi 13
            La voix d’Omar
            La Banque de France, comme les carabiniers…
            Chaos administratif
            Français, délinquants et djihadistes
            Abaaoud, incognito en France
            « Détruire » les terroristes !
            Continuité du terrorisme islamique
            Une généalogie djihadiste
II.        La destruction du renseignement
            « Failles »
            Rétention d’informations
            Et pourtant…
            « Sponsors » de l’État islamique
            Destruction du renseignement financier
            Les hommes du président
            Karachi, l’inavouable secret
            Big business sécuritaire
            Barbouzeries actuelles
III.      L’hydre des Frères musulmans
            « Fruit d’une collecte dans un pays du Golfe »
            « Porteur d’une somme de 500 000 euros »
            Qatar Charity & Co
            Une « pluie » de pétrodollars
            « Compte tenu du statut diplomatique de la personnalité »
            Stakhanovisme islamique
            L’idole des Frères musulmans
            Taqiya
            « Consacrer le pouvoir de Dieu sur terre »
            Tamkin
            Djihad
            Fatwa contre la France
            La formation saoudienne des « soldats de Dieu »
            Le boom salafiste
IV.      Le piège salafiste
            « Au cœur du système »
            Blanchiments et noircissements princiers
            Un Golfe pas très clair
            L’or noir du terrorisme
            Les enfants djihadistes des émirs
            Le piège
V.        La guerre
            Phraséologie américaine
            Les hommes du président (bis)
            Parachutiste
            Tueurs de la République
            Vendetta mondialisée
            Marchands de canons
            « Pas en notre nom »
            Montée aux extrêmes
VI.      La dictature
            État d’urgence, « de jour et de nuit »
            Une police hors contrôle
            Un Parlement godillot
            « Une répression aveugle et incontrôlée »
            Appels
            Les censeurs
            Police : les pleins pouvoirs
            Sous contrôle
            « Violence pure de l’État »
            Dictature et tyrannie
            État d’exception
VII.     Du mensonge à la violence
            L’état d’urgence, oui, mais climatique !
            Cette foudre que nul n’avait anticipée
            Pauvreté et instabilité sociale
            La haine des causes
            Mortel chômage
            Un mode de domination
            Violences contre violence
            Guerre civile
            « Veilleur, que dis-tu de la nuit ? »
            Apocalypse
VIII.   Les désobéissants
            Réfractaires à la guerre civile
            Zadistes
            Braver l’état d’urgence
            Faucheurs de chaises
            Les Désobéissants
            Le temps de la résistance civile
IX.      L’esprit de Résistance
            Plus de justice, plus de liberté
            Les jours heureux
            Humanisme
            Combat pour la Vie
            Calvin & Cie
            Les armes de l’esprit
            Maquisards-camisards
X.        Résister, c’est créer
            L’Internationale civile
            La démocratie « insurgeante »
            La République des « communs »
            Que faire ?
            Cosmopolitisme
            Buen Vivir
            Convivialisme
            Une religion de l’Humanité
            Le règne, la puissance et la gloire.

Liste de sigles
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“Contre le culte de l’argent, la concurrence et la démoralisation”, Antoine Peillon appelle à résister
04/03/2016 | 10h38
Dans une livre sous forme à la fois d’enquête journalistique et de réflexion théorique, Antoine Peillon appelle à la “résistance” dans une République crépusculaire. Une colère sincère et étayée, nourrie de nombreuses lectures, qui invite à une nécessaire conversion intellectuelle et morale.
Parce qu’il est tellement chargé symboliquement, tellement ancré dans les pratiques politiques depuis des siècles, le mot “résistance” invite à une certaine prudence dans l’usage qu’on en fait. Qu’est-ce qu’être en résistance aujourd’hui ? Contre quoi, contre qui, avec qui, pour quoi ? Tel le mot “indignation”, réactivé avec succès en 2010 par Stéphane Hessel, le mot “résistance” bute forcément sur le risque d’un abus de langage. Et pourtant, nous l’avons tous à la bouche, comme l’eau et la salive qui signifient le surgissement d’une envie d’en découdre. “Résistance” : le journaliste et essayiste Antoine Peillon assume le goût du mot et revendique son appel, dans son nouveau livre éponyme, qui rassemble tous les motifs d’une insurrection des consciences en ce début d’année 2016.
“Tout le monde devrait, aujourd’hui, résister”
Grand reporter à La Croix, auteur de Ces 600 milliards qui manquent à la France en 2012 et de Corruption en 2014, Antoine Peillon s’est spécialisé dans les enquêtes sur l’exil fiscal et sur les pratiques dévoyées d’une République gangrenée par les conflits d’intérêt et les petits arrangements avec la morale civique. Dans ce troisième livre, il prolonge ce diagnostic inquiet des mœurs politiques et économiques devant lesquelles un sursaut républicain s’impose, ou plus radicalement encore, un “esprit de résistance”.
Dès le début de son constat étayé d’un pays qui marche sur la tête (populisme, dictature du marché…), Peillon rappelle les mots d’Edgar Morin définissant le double cadre de la résistance contemporaine :
“Aujourd’hui, contre quoi faut-il résister ? Il faut résister contre deux barbaries. Une barbarie que nous connaissons tous, qui se manifeste par les attentats, par les fanatismes les plus divers. Et l’autre barbarie, qui est froide, glacée, qui est la barbarie du calcul, du fric et de l’intérêt. Dans le fond, face à ces deux barbaries, tout le monde devrait, aujourd’hui, résister”.
Fixer “un cap à la Résistance actuelle”
Ce qu’il faut défendre aujourd’hui, ce sont des zones, comme on parle de “zones à défendre” (ZAD). Des zones que, déjà, les Résistants français de la seconde guerre avaient circonscrites dans leur fameux programme du Conseil National de la Résistance publié en mars 1944 sous le titre “Les jours heureux” : accueil des étrangers, progrès social, solidarité économique, démocratie, non-violence, écologie. “Les lignes de fond de l’idéal et de l’action du Résistant perpétuel étaient clairement tracées afin d’orienter les citoyens d’aujourd’hui”, estime Antoine Peillon.
L’auteur se souvient fidèlement de ces lignes politiques tout en les reformulant à la mesure de notre époque. Ce qu’il dessine, c’est “un cap à la Résistance actuelle à la mondialisation de la guerre civile, au totalitarisme financier et néolibéral, à la destruction de la nature et à la domination impériale et inhumaine des peuples”. Ce qu’il défend avec ses pairs, ce sont “la liberté personnelle, refondée par l’individuation ou la subjectivation, la responsabilité fraternelle vis-à-vis de tous les êtres humains, sans discrimination d’origine, la sauvegarde de la planète entrée dans l’âge de l’anthropocène…”
L’art renouvelé de la résistance intellectuellement armée
Lecteur prolifique de tous les livres récents qui donnent à penser et à se révolter (comme une sorte de synthèse exhaustive d’une masse d’essais stimulants parus depuis une dizaine d’années), mais aussi de livres anciens fondateurs de l’esprit de résistance (Thoreau, Dewey, Arendt, Camus, Ellul…), Antoine Peillon associe à l’étude empirique de dérives navrantes (sur le terrorisme, les échecs du renseignement, le capitalisme financier…) une réflexion plus théorique sur l’art renouvelé de la résistance intellectuellement armée.
Pour lui, résister n’est pas affaire d’héroïsme, “mais bien plus de fidélité à soi-même, de présence à soi, d’obligation vis-à-vis d’un idéal et d’une éthique, souvent reçus en héritage”. La Résistance est une “tradition”, rappelle-t-il. Surtout pas une tradition figée dans des souvenirs stériles, mais une tradition “qui vit dans toutes les dissidences, objections de conscience et désobéissances civiles plus ou moins organisées qui resurgissent dans l’histoire chaque fois que la liberté et la dignité sont trop menacées pour que la vie demeure encore vie humaine”.
Comme l’ont écrit dès le début des années 2000 nombre d’auteurs affligés – Daniel Bensaïd dans son Eloge de la Résistance à l’air du temps, Florence Aubenas et Michel Bensayag, dans Résister, c’est créer… -, Antoine Peillon voudrait “renverser l’insoutenable”, comme l’y invitait en 2012 le sociologue Yves Citton.
Faire émerger l’exigence du commun
En cette époque d’effondrement démocratique, de “politique au crépuscule”, un premier chantier s’impose : réinventer la République. L’une des pistes qu’il propose de suivre pour échapper à la ruine démocratique de nos régimes actuels se trouve dans “la tradition de l’associationnisme civique” : une tradition oubliée qui a constitué l’une des matrices principales de la pensée politique et des sciences sociales du 19e siècle et du premier tiers du 20e en France et aux Etats-Unis. Une évidente résistance civique s’étend en effet aujourd’hui sous différentes formes partout dans le monde, observe-t-il. Cette “commune intelligence” lui semble ainsi le signe rassurant de la sauvegarde possible d’une “délicate essence de la cité”, comme le disait Marcel Mauss.
Cette délicate essence s’incarne aujourd’hui dans la catégorie politique largement réinvestie du “commun”. “En faisant émerger l’exigence du commun, les mouvements de résistance et les insurrections démocratiques ont depuis plus de dix ans accompli un premier pas important dans la formation d’une rationalité alternative”, souligne Peillon, en se référant notamment au travail de Pierre Dardot et Christian Laval. Le commun constitue la nouvelle raison politique qu’il faut substituer à la raison néolibérale. Afin de lutter contre la remontée des nationalismes, les fermetures des frontières, les exaspérations xénophobes, communautaires et fondamentalistes… Toutes ces menaces “nous obligent à affirmer la nécessité première d’un cosmopolitisme renouvelé fondé sur une idée universaliste de l’homme et sur le constat lucide qu’un Nouveau monde est né”. Cette révolution espérée du cosmopolitisme, mais aussi de l’écologie, ne pourra se déployer “qu’à la condition qu’une transition culturelle radicale disqualifie tout à la fois l’idolâtrie de l’argent, le culte de la concurrence et de la croissance, la démoralisation sur fond de nihilisme”.
La résistance comme horizon vital et fatal
Il serait tentant et facile de voir dans ce sombre réquisitoire de son époque et cette invitation à tout changer le signe d’une naïve utopie, dont les êtres cyniques et désenchantés ne cessent de se gausser depuis des années au nom d’un suspect principe de réalité. On peut au contraire lire dans ces pages insurgées et calmes à la fois le symptôme d’un mouvement intellectuel général pour lequel la résistance n’est plus qu’un simple mot ou un seul souvenir, mais un horizon vital et fatal.
Parce qu’il importe pour Antoine Peillon de “promouvoir une conversion intellectuelle, morale et spirituelle qui replace l’individu, ou le sujet, comme acteur de sa propre vie, mais aussi comme gardien et inventeur d’une démocratie et d’un Etat de droit perpétuellement continué, voire recréé”, son livre Résistance ! ne pourra que ranimer la flamme de la révolte, dont les jours heureux portent depuis toujours la promesse.
Antoine Peillon, Résistance ! (Seuil, 318 p, 19 €)
par Jean-Marie Durand
le 04 mars 2016 à 10h38

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